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Le lion de l’Atlas
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- Dans l’Atlas, — je ne sais si cette histoire est vraie, -
- Il existe, dit-on, de vastes blocs de craie,
- Mornes escarptemens par le soleil brûlés ;
- Sur leurs flancs, les ravins font des pus de suaire ;
- A leur base s’étend un immense ossuaire
- De carcasses à jour et de crânes pelés ;
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- Car le lion rusé, pour attirer le pâtre,
- Le Kabyle perdu dans ce désert de plâtre,
- Contre le roc blafard frotte son mufle roux.
- Fauve comédien, il farde sa crinière,
- Et, s’inondant à flots de la pâle poussière,
- Se revêt de blancheur ainsi que d’un bournous !
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- Puis, au bord du chemin, il rampe, il se lamente,
- Et de ses crins menteurs fait ondoyer la mante,
- Comme un homme blessé qui demande secours.
- Croyant voir un mourant se tordre sur la roche,
- A pas précipités, le voyageur s’approche
- Du monstre travesti qui hurle et geint toujours.
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- Quand il est assez près, la main se change en griffe,
- Un long rugissement suit la plainte apocryphe,
- Et vingt crocs dans ses chairs enfoncent leurs poignards.
- - N’as-tu pas honte, Atlas, montagne aux nobles cimes,
- De voir tes grands lions, jadis si magnanimes,
- Descendre maintenant à des tours de renards ?
Le Bédouin et la mer
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- Pour la première fois voyant la mer à Bone,
- Un Bédouin du désert venu d’El Kantara
- Comparait cet azur à l’immensité jaune
- Que piquent de points blancs Tuggurt et Biskara,
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- Et disait étonné devant l’humide plaine :
- Cet espace sans borne, est-ce un Sahara bleu,
- Plongé comme l’on fait d’un vêtement de laine
- Dans la cuve du ciel par un teinturier dieu ?
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- Puis, s’approchant du bord où, lasses de leurs luttes,
- Les vagues retombant sur le sable poli,
- Comme un chapiteau grec contournaient leurs volutes
- Et d’un feston d’argent s’ourlaient à chaque pli :
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- - C’est de l’eau ! cria-t-il, qui jamais l’eût pu croire ?
- Ici, là-bas, plus loin, de l’eau, toujours, encor !
- Toutes les soifs du monde y trouveraient à boire
- Sans rien diminuer du transparent trésor,
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- Quand même le chameau tendant son col d’autruche,
- La cavale dans l’auge enfonçant ses naseaux,
- Et la vierge noyant les flancs blonds de sa cruche,
- Puiseraient à la fois au saphir de ses eaux ! –
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- Et le Bédouin ravi voulut tremper sa lèvre
- Dans le cristal salé de la coupe des mers.
- - C’était trop beau, dit-il, d’un tel bien Dieu nous sèvre,
- Et ces flots sont trop purs pour n’être pas amers.
THEOPHILE GAUTIER.